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Chapter 6 - L’Écho des Mondes et les Maîtres du Fil

I. Quand un nom devient une Légende

Le monde entier retint son souffle.

À peine Kael avait-il quitté les ruines d’Eldarion que des messagers s’étaient éparpillés dans les royaumes. Bientôt, la rumeur enfla, puis devint récit. Et ce récit, comme tous ceux touchés par le pouvoir du Script Vivant, échappa à tout contrôle.

« Il a réanimé l’Arbre Gris. »

« Il a vaincu un monstre d’encre sans nom. »

« Il a défié le Néant sans écrire une ligne. »

Dans les tavernes du Nord, on appelait Kael le Marcheur Sans Parchemin.À l’Est, dans les clans magitech de Karzarn, les ingénieurs le surnommaient l’Anomalie Structurelle.Et dans les cours royales ? On ne le nommait pas. Trop dangereux. Trop incertain.

Même les Gardiens de l’Éther commencèrent à se rassembler en secret.

Mais Kael… ne parla à personne.

Depuis son retour à l’Académie de l’Équilibre, il restait enfermé dans la Salle d’Observation Astrale, là où les mages méditaient sur les constellations mouvantes. Lui ne méditait pas. Il lisait. Pas des grimoires. Des fissures dans la réalité.

Car depuis Eldarion, il percevait les lignes. Les lignes qui entouraient chaque chose, chaque être, chaque pensée. Et parmi elles… il voyait désormais les erreurs.

Des lignes rouge sang, fines, instables.

Des interférences.

Quelqu’un d’autre écrivait dans son récit.

II. Une mission impossible

On frappa à sa porte. Une voix familière : le Chancelier Varn.

« Une convocation. Mission de Classe Absolue. Réserve Interdite. Prépare-toi. »

Kael descendit dans les niveaux inférieurs de l’Académie, là où même les professeurs n’osaient poser le pied sans autorisation. La Réserve Interdite était un plan fermé, une dimension-bibliothèque contenant des créatures trop anciennes pour être comprises, scellées là par les fondateurs.

Quelque chose… s’était réveillé.

« Un Nom Antique a été prononcé. Une créature oubliée — Skal’Zir, le Ruminant du Vide. Une chose qui lit la mémoire des mondes pour se nourrir. Il ne peut pas être vaincu par la force. Il doit être effacé consciemment de toutes pensées. »

« Et vous voulez que je… l’affronte ? »

« Non. On veut que tu survives. »

Il entra dans la Réserve.

Le sol était fait d’encre sèche. Les murs, de parchemins palpitants. Des yeux d’ombres le suivaient dans le silence. Et au centre, une salle infinie. Des piliers sans fin. Et suspendu entre les piliers…

Skal’Zir.

Pas un monstre. Une forme mouvante, faite de fragments de récits oubliés, d’anciens tomes détruits, de journaux intimes que plus personne ne lit. Une bouche sans fin, dans laquelle flottaient des souvenirs.

Kael ne put s’empêcher de penser à ses parents.

Et immédiatement, la créature les projeta devant lui. Deux ombres, figées, brisées.

Skal’Zir : « Ton pouvoir attire les failles. Tu es la dissonance. Tu n’as plus de place dans le récit. »

Kael hurla.

Mais il ne céda pas au pouvoir de narration. Il libéra l’héritage du Roi Démon — Azek-Ra s’éveilla en lui, ses veines brûlèrent, ses yeux devinrent noirs, et une aura d’anti-magie surgit.

Il ne combattrait pas pour vaincre.

Il combattrait pour détruire l’idée même de Skal’Zir.

Et il réussit.

En brisant sa propre mémoire du nom de la créature, Kael la fit disparaître… non par le combat, mais par oubli conscient. Le vide avala l’être, et la Réserve redevint silencieuse.

Mais ce fut là… qu’ils se manifestèrent.

III. Les Tisseurs de Réalité

Six silhouettes, drapées dans des manteaux d’ombres et de runes anciennes. Leurs visages n’étaient que des reflets déformés. Ils se faisaient appeler les Tisseurs de la Trame Inaltérée.

Ils ne faisaient pas partie de l’Académie.

Ni même de ce monde.

« Kael d’Elaria. Tu as franchi des seuils que nul ne devrait toucher. Tu altères. Tu manipules. Tu oublies les lecteurs. Tu joues avec le regard. »

« Je crée. »

« Tu détruis ce qui fut tissé avant toi. Et tu risques de briser le récit central. Celui qui maintient la cohésion de toutes fictions. »

Kael serra les poings. Le Roi Démon hurla en lui. Mais il garda le silence.

« Tu es averti. Une fois. Si tu altères le Script Origine, nous agirons. Même si nous devons te supprimer de toutes les réalités. »

Ils disparurent dans un nuage d’encre vive.

Kael, seul, tomba à genoux.

IV. L’Écho de l’Encre

Ce soir-là, il contempla le ciel de l’Académie. Des étoiles s’éteignaient… une par une.

Non parce que l’univers mourait.

Mais parce que quelqu’un écrivait un futur sans lumière.

Il devait aller plus loin.

Plus haut.

Mais il ne devait pas le faire seul.

Et alors qu’il se levait, une silhouette l’attendait dans le jardin des cristaux : Elyra, les yeux perdus dans la constellation des Miroirs.

« Tu ne peux pas porter cela sans perdre ton cœur. »

« Je sais. Mais si je ne l’écris pas… qui le fera ? »

Elle ne répondit pas. Mais tendit la main.

Kael, pour la première fois depuis longtemps, ne l’écarta pas.

Le message arriva par un messager spectral, vêtu d’un manteau de brume et portant un sceau forgé dans l’âme d’un dragon ancien : le Concile des Trônes Silencieux avait été convoqué. Une réunion que l’histoire n’avait plus vue depuis l’Éveil de la Lune Brisée, il y a plus de mille ans.

Lieu : Valceris, une cité flottante interdite, capitale des Accords Primordiaux.Motif : Kael.

Il n’était pas un roi.Pas un chef de nation.Mais il était désormais trop grand pour être ignoré.

II. Valceris, la Cité suspendue

Valceris n’était pas une ville. C’était une anomalie. Suspendue entre le ciel et les plans supérieurs, elle ne pouvait être atteinte que par des portails chantés par douze archimages simultanément. Ses rues, sculptées dans du verre vivant, reflétaient les pensées des passants. Le ciel y était en constante réécriture, comme si le monde attendait la prochaine phrase.

Kael apparut à la porte de la salle du Concile. Vêtu sobrement, mais chaque fibre de son manteau pulsait avec la puissance d’Azek-Ra. À sa ceinture brillait une gemme rouge : l’œil du Roi Démon, qu’il avait scellé en lui.

Il entra.

Douze trônes disposés en cercle. Autour d’eux, les plus puissants dirigeants du monde :

La Reine Aélis, souveraine elfique du Royaume Crépusculaire d’Ell’narim.

Thamior, le Haut-Architecte de Karzarn, représentant des magitech.

Grand-Prêtre de Nih’rel, voix vivante des dragons-anciens.

L’Imperatora Velia, dirigeante des Cendres du Sud, armée hégémonique.

Et même un Observateur Muet du Vide Blanc, dont l’existence seule était sujette à débat.

Au centre, un trône vide. Celui réservé à l’Auteur, que personne n’avait jamais vu.

« Tu es en retard, Kael d’Elaria, » déclara la Reine Aélis, sa voix douce comme la pluie, mais tranchante comme une épée.« Je suis venu dès que j’ai accepté l’idée d’être observé. »

Un murmure parcourut la salle.

III. Jugé par les puissances

Le Chancelier du Concile lut la liste des accusations — ou plutôt, des inquiétudes :

Altérations scripturales détectées dans les terres de l’Est.

Fusion avec Azek-Ra, ancienne entité de destruction.

Utilisation non autorisée du Script Vivant.

Effacement d’un Nom Primordial dans la Réserve Interdite.

Attraction anormale des lignes narratives autour de lui.

« Tu deviens un centre gravitationnel narratif, » expliqua Thamior. « Tout commence à tourner autour de toi. Tu tords les probabilités. Tu fais de l’univers un roman. Et nous ne sommes pas tes personnages. »

« Je ne suis pas votre auteur, » répondit Kael. « Mais vous êtes dans le livre avec moi. Et si je tombe… la page vous emportera. »

Silence.

C’est alors que la Reine Aélis se leva.

« Nous avons étudié ta trace dans les Arcanums Profonds. Tu n’es pas simplement un perturbateur. Tu es un Point de Renaissance. La dernière fois que le monde en vit un… l’ancien continent sombra. »

Elle s’approcha.

« Je ne crains pas ce que tu es. Je crains ce que tu deviens, malgré toi. »

Et c’est là que tout dérapa.

IV. L’attentat silencieux

Un souffle.Un tremblement.Une ombre traversa la salle comme un trait noir.

Kael sentit l’instant suspendu. Pas une attaque magique. Pas une flèche.Un acte de réécriture directe.

Quelqu’un avait tenté… d’écrire sa mort.

Mais au dernier instant, le Script Vivant en lui se retourna — un reflet de feu dévora la ligne ennemie.

Une silhouette fut révélée, assise parmi les membres du Concile : un double, un imitateur scriptural, infiltré dans la peau d’un conseiller. Il tenta de fuir. Kael leva un doigt — sans parole, sans magie — et l’écrasa sous le poids d’une gravité démoniaque.

Le trône vide vibra.

Quelque part, l’Auteur regardait.

V. L’équilibre se rompt

Kael s’approcha du centre.

« Vous vouliez décider si j’étais une menace. Je suis une vérité. Qu’on le veuille ou non. Je ne demande ni trône, ni guerre. Seulement… qu’on me laisse écrire mon propre chemin. »

« Et si ce chemin croise le nôtre ? » demanda Velia, les yeux miroitants de méfiance.

« Alors… qu’on l’écrive ensemble. »

Un à un, les membres du Concile se levèrent. Certains par respect. D’autres par résignation.

Personne ne parla de trahison.Personne n’applaudit.Mais tous… comprirent.

Kael n’était plus un nom.

Il était un axe du monde.

VI. Le pacte des Cendres et de l’Encre

Avant de quitter Valceris, la Reine Aélis demanda à le voir en privé.

« Tu penses encore que tu contrôles ta puissance, Kael ? Elle te consume. Elle t’appelle. »

« J’en ai assez de subir le récit. Je veux le vivre. »

« Alors… vis-le auprès de ceux qui savent écouter le silence. »

Elle lui remit une clé : le Sceau des Portes Crépusculaires. Une invitation au sanctuaire elfique de Llyvannar, cité légendaire entre les racines du monde.

Et dans l’ombre, le trône vide se fissura.

L’Académie de l’Équilibre baignait dans une lumière douce ce matin-là. Après les tempêtes diplomatiques du royaume elfique crépusculaire, Kael avait enfin un moment de répit. Loin des rois, des portails dimensionnels et des runes réécrites, il marchait dans les couloirs de marbre infusés d’éther, laissant ses pas résonner au rythme de son cœur troublé.

Depuis la fusion avec Azek-Ra, tout semblait plus intense : les sorts plus puissants, les sensations plus vives… et les émotions, plus dangereuses.

Kael s’arrêta un instant dans la grande serre centrale. Des fleurs d’Élanoris flottaient dans les airs, telles des lucioles colorées. Elles réagissaient à la présence émotionnelle. Lorsqu’il tendit la main, elles prirent une teinte pourpre profonde… la couleur du doute.

« Tu n’as pas l’air en paix, » dit une voix derrière lui.

C’était Mira. Ses cheveux argentés captaient la lumière comme la soie. Elle portait une robe académique légèrement retravaillée, révélant discrètement sa noblesse et sa grâce naturelle. Depuis la mission au royaume elfique, Mira et Kael s’étaient rapprochés. Elle avait vu sa rage, sa douleur, mais aussi sa vulnérabilité.

« Je ne suis pas venu ici pour la paix, » répondit Kael doucement. « Mais je crois que je l’envie. »

Elle s’assit à côté de lui sur le banc de racine vivante. Un silence s’installa, non pas gênant, mais lourd de pensées inexprimées.

« Tu as changé depuis notre retour, » dit-elle enfin. « Tu sembles… plus humain. »

Il tourna la tête vers elle, surpris.

« J’ai affronté un roi démon, un royaume entier, et je suis toujours en vie. Mais ce sont ces instants-là… comme maintenant… que je ne comprends pas. »

Mira baissa les yeux. Elle posa une main sur la sienne. Il sentit une chaleur plus forte que la magie. Mais avant qu’il ne puisse répondre, un éclat de feu les interrompit.

Asha.

Elle jaillit dans la serre, cheveux de braise, énergie flamboyante. Ses yeux fulminaient.

« Kael ! On t’a cherché partout ! L'entraînement des invocations supérieures commence dans cinq minutes. » Elle remarqua Mira, puis leur proximité. Son regard se durcit. « À moins que tu ne sois occupé. »

Mira se leva lentement, sans dire un mot. Kael sentit la tension. Deux forces élémentaires, le feu et l’air, silencieusement en opposition.

Il se leva, voulant désamorcer.

« Asha, je venais juste… »

« Peu importe, » coupa-t-elle. « Viens si tu veux. Ou reste ici avec ta princesse. »

Elle partit dans un tourbillon de flammes. Mira, blessée, détourna les yeux.

« Tu devras choisir, un jour, Kael. Pas pour les filles. Mais pour toi. Tu ne peux pas porter le poids du monde… et le cœur de tout le monde. »

Kael resta seul, perdu.

Ce soir-là, dans la salle commune réservée aux Élites Scripturales, Elyra l’attendait. Enigmatique comme toujours, elle jouait avec un sablier inversé.

« Tu hésites, » dit-elle simplement. « Tu crois que l’amour est un script secondaire dans ton histoire. Tu as tort. C’est le moteur de toute tragédie. »

Kael soupira.

« Je ne sais même plus ce que je ressens. »

Elle s’approcha. Posant deux doigts sur sa tempe, elle murmura :

« Je le sais, moi. Tu cherches un futur où personne ne souffre. Mais ce futur n’existe pas, Kael. Il faut choisir qui tu veux faire souffrir le moins. »

Les jours suivants furent flous. Kael tenta de se plonger dans la magie. Il reprit ses études sur les glyphes de téléportation, le langage ancien de l'Éther-Froid, et même sur les chimères runiques. Il affronta, avec quelques camarades, un Basilic d’Obsidienne au-delà du Cimetière d’Æn-Dorth, utilisant les pouvoirs démoniaques d’Azek-Ra pour contenir la bête.

Le monde entier le remarquait. Des rumeurs circulaient. Les rois chuchotaient son nom. Les nations commençaient à prendre position : est-il un élu… ou un danger ?

Mais lui, le soir, seul dans sa chambre d’étudiant, restait hanté par des regards. Mira. Asha. Elyra. Leurs voix, leurs silences. Leurs blessures.

Il fermait les yeux. Il aurait pu tout réécrire. Changer leur passé. Éteindre leur douleur. Mais il se l'était promis : il n'utiliserait plus ses pouvoirs de narration, pas tant qu'il n'aurait pas compris… ce qu'aimer voulait dire.

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