L’Académie de l’Équilibre brillait de mille feux.
Des bannières suspendues aux balcons enchâssés dans les tours d’obsidienne, des fanions magiques changeant de couleur à chaque pulsation d’éther, des créatures enchantées guidant les invités… tout annonçait l’un des événements les plus rares de l’histoire moderne d’Elaria : le Banquet des Héritiers.
Un rassemblement diplomatique où se retrouvaient les représentants des plus anciennes lignées magiques du monde. C’était une tradition oubliée, relancée uniquement lorsque le destin du monde frôlait l’incertitude.
Et cette fois… c’était à cause de Kael.
Il le savait. Tout le monde le savait.
Depuis l’expédition au royaume elfique crépusculaire, son nom avait franchi les frontières, alimentant les légendes, les craintes et les espoirs. Kael, l’Archimage adolescent. Kael, le Porteur de l’Éther et du Néant. Kael, l'Anomalie Scripturale.
On l’avait invité — ou plutôt convoqué — comme invité d’honneur.
Le soir du banquet
La grande salle de réception avait été agrandie magiquement. Un arbre géant d’orichalque et de verre se dressait en son centre, dont les branches suspendaient les tables et les salons dans des hauteurs mouvantes.
Kael, vêtu d’un manteau d’onyx vivant tissé par la classe des Artisans Temporaires, arriva escorté de Mira, Asha et Elyra — un geste qui attira tous les regards. Trois jeunes femmes issues de lignées d’exception, attachées à un seul garçon ? Les rumeurs redoublèrent.
Dès l’entrée, des silhouettes familières et nouvelles l’entourèrent :
La princesse Varielle, souveraine des Rivières Éthérées, lui offrit un regard à la fois fasciné et méfiant.
Zarûn des Brumes, héritier du trône d’Obscyra, l'interrogea sur son lien avec les runes qui altèrent la réalité.
Et enfin… Maedrin Vel Aur, le Haut-Chancelier du Royaume Humain Central, demanda en privé :« Êtes-vous un enfant béni, ou le début d’une nouvelle malédiction ? »
Kael, chaque fois, restait calme. Il écoutait. Il pesait. Il n’était plus un étudiant. Il était devenu une variable politique.
Durant le banquet, alors que les héritiers échangeaient entre toasts magiques et danses rituelles, une perturbation fit frémir l’air. Une fissure, imperceptible à l’œil nu, mais immédiatement détectée par Kael.
Un chant résonna à travers l’éther. Ancien. Discordant.
« Il est trop tard. Le premier trône se réveille. »
Kael ferma les yeux, se connectant à l’Éther. Et là, il le vit : dans les profondeurs oubliées d’Elaria, un trône vide s’éveillait. Sculpté dans l’os d’un Titan du Néant. Orné des symboles scripturaux de la toute première lignée royale : les Couronnes Déchues.
Les anciens souverains qui avaient refusé le pacte des dieux, bannis, effacés… et qui revenaient.
Dans la salle, Kael s’effondra soudain. Ses pupilles virèrent au pourpre du Néant. Azek-Ra, en lui, se redressa partiellement.
« Ils reviennent, Kael.Ils veulent reprendre ce qui fut refusé… et tu es la clef. »
L’assemblée paniqua. Des mages pointèrent leurs armes. Des nobles appelèrent à l’isolement.
Mais une voix féminine s’éleva, tranchante :
« Il ne doit pas être traité comme un monstre. »C’était Mira.Elle se plaça devant lui, bras écartés.
Puis Asha.Puis Elyra.
Kael, encore entre deux mondes, vit cela. Et quelque chose se fissura dans son cœur.
Ils le choisissaient. Pas par peur. Pas pour son pouvoir. Mais pour lui.
Quand il reprit ses esprits, plus tard, dans l’aile privée des Invités Centraux, les trois filles l’attendaient. Il voulut s’excuser, mais Mira le coupa.
« Tu portes trop. Tu refuses de déléguer. Tu crois qu’aimer, c’est mettre les autres à distance. Mais c’est faux. »
Asha, bras croisés, ajouta :
« Tu veux changer le monde ? Alors commence par laisser les autres changer le tien. »
Et Elyra, calme et mystérieuse, conclut :
« Le premier trône s’éveille. Et ce monde va changer, Kael. Mais s’il le fait sans ton cœur… il deviendra un récit vide. »
Kael ne dit rien. Mais pour la première fois depuis des semaines, il sourit. Un sourire vrai. Faible, mais réel.
Dans l’ombre, loin de la lumière de l’Académie, un roi sans nom se leva de son trône antique. Il caressa une tablette d’os marquée du nom : Kael.
« Que le Jeu recommence. »
Les jours suivants le banquet furent empreints de silence tendu et d’interrogations. Les invités étrangers quittèrent l’Académie, mais pas sans faire couler l’encre. Les rumeurs s’étaient transformées en bulletins officiels. Partout en Elaria, les journaux magiques titraient :
“Kael l’Élu ou Kael la Menace ?”“Le Trône Oublié se réveille : le jeune Archimage en est-il la clef ?”“Fusion avec un Roi Démon : réalité ou illusion orchestrée ?”
Mais Kael n’écoutait plus les murmures.Il était retourné à l’essentiel : étudier, explorer, vivre.
Kael décida de mettre de côté son pouvoir scriptural — du moins temporairement. Il avait compris que le monde ne pouvait pas toujours être réécrit. Il devait apprendre à le comprendre, à l’aimer… ou à le défier avec justesse.
Il plongea dans les archives interdites de l’Académie, guidé par Elyra. Ensemble, ils étudièrent les Chroniques Fracturées : une collection de livres semi-conscients retraçant l’histoire des peuples anciens d’Elaria.
Il y apprit l’existence de six grandes races majeures :
Les Aéraliens – descendants célestes capables de manipuler la gravité.
Les Dranides – êtres dragonniques dissimulés dans des formes humaines.
Les Sylfènes – elfes crépusculaires liés aux émotions du monde.
Les Nymériens – une race sous-marine à la magie aqueuse sensible.
Les Umbrelins – ombres conscientes nées des regrets des vivants.
Les Mortaliens – humains éveillés capables de transcender les limites magiques par volonté pure.
Dans ses cours pratiques, Kael s’investit avec plus de sérieux que jamais. Il développa une affinité avec la magie du feu et du néant, forgeant des sortilèges hybrides jamais vus auparavant.
Pendant ce temps, ses relations personnelles se complexifièrent.
Mira l’invitait souvent à voler sur ses ailes de vent lors de leurs pauses, les deux riant dans les cieux au-dessus de l’Académie.
Asha, elle, avait créé un entraînement privé entre eux deux, une arène de flammes où l’un testait les limites de l’autre. Et souvent, leurs corps s’entrechoquaient autant que leurs regards.
Quant à Elyra, elle restait une énigme douce et perçante. Elle ne disait pas grand-chose, mais à chaque moment où Kael doutait, elle était là, une présence silencieuse… mais inébranlable.
Un soir, alors qu’il observait les étoiles depuis les hauteurs de la Tour de l’Éther, Mira le rejoignit.
— « Tu ne regardes pas les étoiles, n’est-ce pas ? »— « Non. Je regarde l’espace entre elles. L’endroit où les histoires se taisent. »— « Tu as peur de nous blesser si tu deviens celui que le monde craint ? »— « Je n’ai pas peur de blesser. J’ai peur… d’écrire une fin à ce qui n’a pas encore commencé. »
Elle s’approcha, posa sa tête sur son épaule, et dit simplement :
« Alors ne finis rien. Vis-le. »
Kael fut bientôt envoyé en mission par l’Académie : explorer et sécuriser les Canyons Nocturnes, une faille naturelle où des monstres nés de cauchemars prenaient forme.
Il ne partit pas seul. Asha, Mira, Elyra, et trois autres élèves l’accompagnèrent.
Ils affrontèrent des bêtes ignobles :— Un Béhémoth de Souvenir, qui prenait l’apparence d’un être aimé pour mieux dévorer l’âme.— Une Hydre Syllabique, criant les mots de la dernière peur de ses proies.— Un Gardien d’Outremonde, lié au trône oublié.
Mais Kael, fusionnant par instants avec la conscience d’Azek-Ra, libéra une forme partielle : des ailes noires d’ombre pure, couplées à des flammes violettes qui ne brûlaient que les illusions. Il mena ses camarades à la victoire, mais au prix d’une nuit d’insomnie : car il avait senti, durant ce combat… le regard de l’Auteur, lointain, pesant.
Au retour, les échos de l’exploit se répandirent. On parla de lui dans les grands conseils magiques. Le nom de Kael fut inscrit dans la Table d’Or des Élus, un registre millénaire recensant ceux dont les actes bouleversent l’équilibre d’Elaria.
Les races ancestrales demandèrent une réunion. Le Conseil du Monde fut convoqué.
Et dans un mois, il y aurait un Tournoi d’Archimages, organisé sur l’île flottante de Naëlys, là où la magie était née.
Kael serait le plus jeune participant de l’histoire.Et tous les regards du monde seraient tournés vers lui.
Mais avant cela, une prophétie fut découverte dans une grotte souterraine :
“Quand les ailes noires briseront le ciel de lumière,L’Encre parlera.Et le monde saura qu’il n’y a plus d’Auteur…Seulement une Plume brandie par un Monstre.”